jeudi 27 août 2015

30 ANS APRES, JE LES AI RETROUVEES

C’était sans doute en 1985. Un samedi car mes parents étaient là et m’avaient aidé. On tient là une première quand même puisqu’ils ont aidé leur fils dans sa tentative de suicide.
Pendaison avec un lacet de basket Americana ? Veines ouvertes à l’aide d’un couteau à beurre ? Saut du 8e étage avec un drap en guise de cape ? Non, rien de tout ça. C’était un suicide symbolique. Et plus qu’une découverte du monde tel qu’il était après des années de pays de Candy ou une déception amoureuse, le déclencheur fut surtout une histoire de cap à franchir. L’adolescence était là.

C’est quoi un ado ? Juste un gosse qui se prend pour un adulte. Comme signal d’alarme d’entrée dans cette zone presque interdite, les filles ont leurs seins et leurs règles ; les mecs des histoires de poils, de voix changeante et de zigoubite plus ou moins dure. Seule l'acné les réunit. Quand tout ce petit monde se rend compte qu’il change physiquement, que la larve fait sa métamorphose, souvent pour devenir une autre larve, son premier réflexe est de renier son enfance qui lui colle encore aux Babies et lui fout désormais la honte. Comme un ancien pauvre devenu nouveau riche, un ex carnivore ne mangeant plus que des graines ou un PCiste suçant désormais la charogne pourrissante de Steve Jobs, il crache sur ce qui lui plaisait encore hier, et qui souvent lui plaît toujours, mais il ne faut pas le dire. C’est en gros ce que j’allais faire. J’avais 12/13 ans et, pour devenir un ado, donc un homme, il fallait à mon tour que je raye mon enfance de mon existence.

Très curieusement, et comme souvent chez moi, je me revois, comme si j’avais assisté à la scène vue du dessus. Quel spectacle ! Pris d’une frénésie confinant à l’hystérie, devant mes étagères improvisées qui regorgeaient déjà à ce moment là de Strange, BD Arédit-Artima et autres Pif Gadget, je décidais de virer tout ça. C’était « bébé », pas assez viril, plus assez digne de ce nouveau moi qui commençais à émerger…
Et plus que mes clowns en cape mettant leur slip par-dessus leurs vêtements, celui qui prendrait la plus grande claque dans cette purge serait Goldorak. Inconsciemment ou non, je savais déjà que c’était lui le héros de ma vie. Il était le personnage avec qui j’avais passé le plus de mon jeune temps, qui avait toujours été là quand j’en avais besoin ; celui à qui j’avais le plus pensé, à qui je m’étais le plus identifié quand j’avais besoin de courage pour affronter la vie, que j’aurais voulu piloter pour qu’il m’emmène loin de tout quand j’étais malheureux. Il n’y avait pas de plus grand symbole de mon enfance que lui. Il fallait donc logiquement que je le tue.
Avec le recul, j’apparente cela à ces épreuves de peuplades primitives, quand les petits mâles doivent montrer, et prouver, au reste du clan qu’ils sont devenus des hommes. Les Indiens s’arrachaient les tétons. Certaines tribus d’Afrique exigeaient de se rouler à poil dans une fourmilière. Moi, j’allais foutre le feu à mes trésors. Moins douloureux ? Mon cul !

Pour se faire, je me mis à la recherche de tout ce qui représentait le robot de l’espace sur papier. Il y avait du boulot. J’avais tout, ou presque, sur lui. Les magazines bi-mensuels, les « spécial » brochés, les cartonnés, les pockets, mais aussi les Télé-Junior, les albums d'images et tous les hors-série. En bon enfant unique gâté et pourri, j’avais même des doublons. Je décidais de tout réunir dans un immense tas, agrémenté de nombreux Strange, Spidey et Titans, tous les premiers Lug que j’avais achetés. Je gardais juste les derniers, acquis voilà peu, montrant ainsi que j’allais continuer de les acheter…
Devant la montagne de papier, et je suppose l’argent que cela représentait, ma mère me demanda si j’étais sûr de vouloir faire ça ?

- Oui ! Je ne veux plus les voir !

…répondis-je fièrement. Durement. Connement.

A l’époque, nous avions un vide-ordure dans la cuisine. Vous savez, ce système qui ramène des cafards aux gens vivant au premier et des staphylocoques pour ceux des étages supérieurs… Vu les kilos de papier à virer, nous allions probablement le boucher et ça gueulerait dans l’immeuble. Quant aux bacs de recyclage, revenez nous voir dans 20 ans… Nous décidâmes donc de tout descendre dans le réduit des encombrants. Plusieurs voyages furent nécessaires, avec mon père, pour tout évacuer.
La tâche accomplie, je revois encore très distinctement les piles de livres dans le réduit, avec leurs couvertures très colorées. Même mon vieux cartable en cuir bordeaux, avec qui j’avais fait toute ma scolarité à l’école primaire, faisait partie du lot et trônait là.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à regretter ma décision et à culpabiliser. Je les abandonnais. C’était comme déposer un carton rempli de chatons sur le trottoir. C’était monstrueux. Et tout ça pour quoi ? Pour jouer à l’adulte. Moi un adulte ? Mais à qui allais-je faire croire ça ? Nous étions en 1985 et je jouais encore avec mes Big Jim ! Je commençais même tout juste une collection de Maîtres De L’Univers en plus ! Etait-ce les autres que je voulais convaincre ou moi-même ? Poser la question, c’est y répondre.
J’aurais pu redescendre et les reprendre, mais je ne l’ai pas fait. Je n’allais pas revenir sur ma décision non plus, ma mère ne m’aurait pas raté là-dessus. C’était fait, c’était fait. Point.

Je sus la semaine suivante que mon abandon avait fait des heureux. Par l’intermédiaire de Radio-Concierge, ma mère apprit que tout ce que j’avais laissé dans le réduit avait été raflé par la plus grosse famille de cassos du quartier, habitant dans l’immeuble mitoyen. Comme tout le monde dans le coin, je les connaissais de réputation, haute en couleur. Nombreux, agressifs, malhonnêtes, à tendance débile léger, foutant la merde partout où ils passaient, c’était du pur sous-prolétariat façon « Affreux, Sales Et Méchants ». Des coins comme le Nord-Pas-de-Calais, le 93 ou Marseille savent encore nous en produire régulièrement. Ayant toujours plus ou moins considéré qu’il y avait un lien entre les objets que j’aimais et moi, le changement de proprio avaient dû être brutal pour mes livres. Les pauvres. Double peine.

Le temps effaça toute cette contrariété que je ne devais qu’à moi-même. Mais le destin sait être ironique. En 1987, pendant des vacances estivales savoyardes avec mes parents, nous visitions une sorte de brocante/marché un après-midi. Passant un lot de vestes beige fluo de taille 108 et quelques horloges Vulcani, fouillant au hasard un carton, je tombais sur un exemplaire d’une BD de Goldorak, un « spécial ». Et quel numéro, puisque c’était le N°14, celui où Actarus tue Hydargos, retranscription de l’épisode 27 « Vaincre Ou Périr ». Etant un de mes épisodes phares, et n’ayant aucun moyen de me le repasser, j’avais lu, et lu, et relu des milliards de fois au moins ce bouquin à l’époque où je l’avais. Certes, celui-ci n’était pas le mien. Mais qu’importe ! Je retrouvais une de mes sacro-saintes BD. Une gigantesque baffe émotionnelle me secoua les tripes. J’aurais voulu l’acheter. Mais je jouais encore à l’adulte à ce moment-là et je ne me sentais pas capable de dire à mes parents : « Je prends ça ! » Ils se seraient payé ma fiole évidemment. J’étais un ado et j’avais tout fait pour l’être. Je ne pouvais plus revenir en arrière. J’étais pris à mon propre piège, à ma propre connerie. Je ne pus que reposer l’exemplaire dans son carton, avec un immense regret. Orgueil de con !


La roue des années tourna encore. D’ado, je devins adulte. De corps du moins. Intérieurement, rien n’avait bien changé. Après des années de tentatives désespérées, j’avais lamentablement échoué dans mon entreprise de meurtre sur le gosse qui est en moi. Je n’avais pu que le bâillonner un certain temps et le cacher dans le placard. Pas plus. Je finis par faire la paix avec lui et d'en terminer avec cette espèce de schizophrénie latente. Je suis comme ça, autant l’accepter. Et même si je n’avais matériellement plus rien sur Goldorak, il était toujours là dans un coin de cervelle. Ce n’était pas un petit truc vague, lointain ou effacé. Non, il était plus présent que jamais et le serait jusqu’à mon dernier souffle. Rosebud.
A partir des années 90, les jouets revinrent dans ma vie. Pourtant, le besoin de retrouver mes vieux Popy sur Goldorak, ou autres, ne se fit pas. Comme je l’avais écrit ici, je les avais eus, presque tous, j’y avais longuement joué, je les avais mâchés, avalés, digérés. Ils n’avaient plus de goût pour moi. C’est souvent ceux qui ne les ont pas eus étant gamin qui les cherchent et les achètent maintenant. Par contre, j’aurais donné assez cher pour remettre la main sur mes vieilles BD. Ah oui !
Internet vint à mon secours en 2009, avec des scans de la plupart de ces magazines. Je ne vous raconte pas la joie quand je suis tombé dessus. Ce n’était pas du travail très propre parfois, certaines pages avaient été amputées, mais je m’en satisfaisais très bien. Le format digital a ses avantages. Pour avoir eu des tonnes de bouquins dans ma vie, je sais à quel point tout cela est encombrant. Là, tout tient sur un disque dur. La sensation n’est pas la même certes, mais le format est bien plus pratique. Quant à ceux qui me parlerons des inconvénients de lire sur un écran, je leur répondrai que je n’ai pas ce problème grâce à un moniteur pouvant s’incliner verticalement.

Tout aurait pu s’arrêter là mais depuis que je fréquente une Rouquine brocanteuse, pas mal de choses ont changé. J’en vois désormais passer de ces vieux bouquins. J’ai même parfois succombé, voir ici ou . C’était pas désagréable. J’attendais de tomber un jour sur un stand proposant une collection complète de Goldorak, sans trop y croire évidemment. J’avais tort.
Mi août, la Rouquine, encore elle, toujours à l’affût d’une bonne affaire, m’annonça avoir vu furtivement une annonce d’une collection complète de BD de Goldorak vendue à un prix intéressant. Allons bon. Suivant ses instructions, je découvrais l’annonce en question. Un particulier cédait les 27 numéros des « Spécial Goldorak ». Mes BD ! Celles qui m’ont le plus marqué ! Celles que j’avais jetées comme un con. Celles qui m’avaient toujours manqué. Reprenant mon souffle, essayant de ne pas m’emballer, je contactais la personne pour jouer les marchands de tapis, manœuvre pour laquelle je ne suis pas très doué contrairement à ma moitié d’orange…
Le type en proposait un prix fixe et la meilleure offre remporterait la mise. Avant cela, je lui demandais de m’envoyer des photos des bouquins, histoire d’évaluer leur état. Ce qu’il fit. Tout semblait clean. Je me décidais, je les voulais, c’était une magnifique occasion pour moi. Arrondissant son prix de départ à la dizaine supérieure, je lui envoyais ma proposition. Qu’il accepta ! Les dieux étaient avec moi. La Rouquine ajouta que le mois d’août n’était pas l’idéal pour les affaires de ce genre et que je bénéficiais sans doute d’un manque d’acheteurs potentiels à cause des vacances.
Maintenant, il fallait trouver un jour pour finaliser la transaction. Le plus tôt serait le mieux. Nous arrangeâmes cela comme deux personnes s’étant rencontrées sur un site spécialisé et voulant se voir pour conclure. Ça ne me faisait pas peur, j’ai un lourd passif là-dessus…

Mercredi 19 août, je me rendis au fameux RDV. Le lieu avait été soigneusement choisi pour ne pas risquer de se louper. Comme de juste, je me suis pointé en avance. Toujours à l’heure. Me voilà en train de faire les cent pas tout en pestant sur le fait que j’avais envie de pisser ! Toujours râleur.
Avec un peu de retard par rapport à l’heure prévue, mon contact se pointa enfin. Un gars de 45 ans maxi, l’air sympa, s’excusant dès le début d’être à la bourre. Le principal, c’est qu’il soit là.
Le business reprit rapidement le dessus sur la courtoisie et il me sortit de sa voiture un sac contenant les 27 numéros tant convoités. De suite, en comptant les exemplaires pour m’assurer qu’ils étaient tous bien là, je constatais l’excellent état des bouquins. C’était même mieux que ça. Pas de pages ou de couvertures chiffonnées, griffonnées, déchirées ou tachées comme on en voit si souvent. Pas mal d’entre eux étaient encore très rigides, comme si on les avait très peu ouverts. Une fois chez moi, je m’apercevrais que c’était effectivement le cas pour plus de la moitié d’entre eux, avec des couvs même pas pliées. Pour des machins de plus de 35 ans, c’était du premier choix vendu au prix du bas de gamme. Lui demandant si c’était sa propre collection qu’il vendait, il me répondit que non, n’étant pas dans ce trip. Il avait trouvé tout ça « chez une vieille ». Texto. Ça sentait la pile de livres oubliés dans un coin de cave ou grenier pendant des années.
Discutant un peu, il me demanda si les trucs sur Goldorak comme ça, ça valait cher, car il avait regardé vite fait sur le Net et avait halluciné devant les prix de ces BD à la pièce chez certains vendeurs. Je lui répondais que, suivant l’état, ça pouvait partir oui, même à des prix stratosphériques. Certains spéculaient dessus mais pour d’autres, c’était de la pure nostalgie et ils étaient prêts à payer le prix qu’il fallait pour cela. M’écoutant presque gravement, je le voyais tordre légèrement de la gueule. Je sentais bien qu’il regrettait son prix initial. Racontant tout ça à ma Rouquine en revenant, elle en déduisit que ce mec avait dû fixer le prix de son annonce avant de se renseigner et qu’il ne pouvait plus revenir en arrière maintenant. Tant pis pour lui, tant mieux pour moi.
N’ayant plus grand-chose à nous dire, je lui payais sa dîme avec deux billets. Une poignée de mains en guise d’au revoir, j’emportais avec moi les précieux ouvrages. Retour gagnant !

Que dire sur ce que j’ai ressenti une fois chez moi et les BD sorties du sac ? Enormément d’émotion bien sûr mais plus que ça. C’était comme un objet cher à votre cœur que vous aviez enterré dans un coin de jardin étant enfant et que vous déterriez 30 ans plus tard en découvrant qu’il était intact.
A leur lecture, des flashs me sont revenus en tête, me revoyant en train de les lire alors que mon âge était encore un chiffre et non un nombre. Allongé sur mon lit, en slip, un paquet de gâteaux à côté de moi ou une tartine de fromage, et la pile de Goldorak par terre. Le bonheur. Sans parler des souvenirs de leurs achats, lors des sacro-saintes courses du samedi avec mon père. Le premier arrêt se passait à la librairie. J’entrais dans la boutique et, lorsque je voyais le nouveau numéro de ces revues, c’était l’achat immédiat. Rien n’aurait pu surpasser ça. Pas un Strange ni un Spidey ne pouvait lutter.

Je suis heureux également de voir que mes yeux d’adulte, pourtant impitoyables sur ce genre de choses, passent sur les nombreuses imperfections de ces BD. C’était très mal dessiné, peu respectueux des histoires et des noms (personnages, armes etc.), ça se voulait souvent comique mais ça tombait à plat. Je me fiche de tout ça, je le voyais déjà à l’époque en plus. Ces bouquins, c’est tout simplement ma jeunesse. Rien de plus. Comme un type ayant poussé en lisant Tintin et qui sait désormais que les histoires sont truffées de clichés racistes, il passera outre, car renier sa jeunesse, surtout quand elle fut heureuse, c’est se renier soi-même.

N’essayez jamais de tuer le gamin qui est en vous. Vous risqueriez d’y passer en même temps.

5 commentaires:

  1. Magnifique. Merci pour ce moment sincère et partagé.

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  2. "tuer le gamin en nous".. il y a même bon nombre de thérapeutes, écrits à l'appuis, qui nous incite à retrouver l'enfant qui est en nous et qui y sera toujours quoi que nous fassions, on ne peut que le museler et l'enfermer et c'est la pire des choses à faire. J'aime ton article car nous sommes nombreux à nous y retrouver. je me demande parfois l'image qu'auront mes enfants de moi lorsqu'ils seront adolescent puis adultes devant mes passions de jouets et de dessin. Mon métier les aidera surement à comprendre.
    Pour ma part j'ai décidé d'accepter et surtout revendiquer ma part de nostalgie pour mieux vivre.
    Soyons des adultes et pour ça restons les enfants que nous avons toujours été.

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  3. C'est amusant parce que de mon côté, c'est l'entourage (potes, famille, etc...) qui m'a poussé à "tuer l'enfant".
    Pour faire bonne figure, je l'ai fait en apparence mais je dessinais toujours des persos de dessin animés, même à 20 piges.
    Et puis chance pour nous et peut-être parce qu'on ne peut pas tuer l'enfant en nous, nombre de personnes ont fait le chemin inverse c'est devenu "hype" d'afficher ses références chez soi avec des robots et autres babioles. C'est comme ça que j'ai pu me constituer une collection de jouets que je n'ai jamais eu avant, du Goldorak, du Albator, du DragonBall, du Macross, du Evangelion etc...
    En tous cas c'est assez symbolique de la maladresse du passage difficile à l'état "adulte" et je pense un bon témoignage de ce que beaucoup ont pu traverser sentimentalement.
    ;-)

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  4. Excellent !! Peut-être un des meilleurs articles du blog et pourtant il y en a un paquet. Impossible de ne pas se retrouver dans cette description. Ah ce que je m'en veux de m'être débarrassé de ma colossale collection de Lug, de ma tonne de Pif Gadget, de mes Janus Stark, et de tous les bouquins Goldorak. Seules subsistent les figurines de l'époque, que je garde précieusement. Une chose est sûre, de nos jours on est bien content de retomber en enfance, c'est là qu'on se rend compte de la chance qu'on avait. Un rien nous faisait rêver. Bref, merci pour ce beau billet.

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  5. et ton rite de passage à l'âge adulte est prévu pour quand ? (vente des figurines, désinstallation des vitrines, retrait des posters Marvel-DC...)
    Tu t'empêches de devenir un véritable homme accompli comme Donald Trump, Attali, DSK et tant d'autres...
    http://fugushima.blogspot.fr/2015/09/le-destin-dun-homme-japonais-en-manga.html

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