mercredi 23 mars 2016

PORTRAIT DE BROCANTEUR - LE CHASSEUR DES BROCANTES

Le chasseur des brocantes mérite cette appellation un peu violente car c’est vraiment la chasse qui l’intéresse. Il ne se l’avouera jamais mais il sait plus ou moins que les brocantes et autres vide-greniers sont devenus une sorte de drogue pour lui. Qu’il fasse ça pour agrandir sa collection, vivre, après la perte de son boulot, en trouvant des lots pour les revendre ensuite à la pièce sur Ebay, ou se constituer une cagnotte afin de partir en vacances, il lui faut désormais sa dose hebdomadaire. Il ne peut désormais plus se passer de ces émotions brutes lorsqu’il dégotte un truc rare, sans parler de cette excitation toujours renouvelée quand il débarque en se disant : « Qu’est-ce que je vais trouver aujourd’hui ? » C’est un prédateur et c’est ça qui le mène.


Le chasseur des brocantes est une machine parfaitement huilée et presque militaire. Il se réveille alors que la nuit est encore là, même en été. Que l’on soit samedi ou dimanche, qu’il bosse ou pas toute la semaine, il saute de son lit à heure fixe sans problème, devançant bien souvent la sonnerie de son réveil. Une sorte de flamme l’habite en permanence. En moins de 30 mn, il s’est lavé et habillé. Gain de temps, tout son matos est prêt depuis la veille. Son bon vieux sac à dos l’attend, frémissant, dans l’entrée.
En guise de petit déjeuner, il avale juste une barre de céréales, il ne veut pas se bourrer et risquer un accident intestinal. Il en garde deux dans sa poche pour un creux éventuel, sachant qu’il ne faut jamais acheter à manger sur place de peur de tomber malade, sans parler du prix. Il boit très peu et presse au maximum sa vessie et son colon avant de partir car il faut impérativement fuir les toilettes des brocantes.

Sa tenue est spécialement étudiée pour chiner. Pas question d’être gêné dans ses mouvements mais il lui faut également être protégé des agressions extérieures. Les fibres synthétiques sont ses amies. Pour le froid et la pluie, il a un polaire et un blouson imperméable avec capuche pliée dans le col. Il porte des gants pour éviter de se salir mais aussi de s’abîmer les doigts quand il fouillera des cartons plein de débris en verre ou métalliques. Pour la partie inférieure de son anatomie, un jeans thermoformé par les années et une paire de godasses de marche, légères mais solides et confortables.
Il a une casquette en été et un bonnet en hiver, des tas de poches zippées un peu partout, des sacs en plastique de toute taille et un mini parapluie dans son sac à dos. Il a même une petite lampe-torche, parce qu’on ne sait jamais. Il est paré à tout. Si la fin du monde arrivait ce matin là, il serait l’un des survivants.
Enfin, le principal, il a un sac-banane ou un gros porte-monnaie contenant en pièces l’équivalent de ses dernières allocs. A cause de ça, quand il marche, il fait autant de bruit que Mister T. mais l’éventualité de se faire attaquer à la fraîche ne lui fait pas peur, il sait très bien que les racailles ne sont jamais debout avant midi…

Dernière vérification, un bisou à sa compagne qui dort toujours s’il en a une, et il décolle, s’enfonçant dans la nuit qui ne tardera pas à devenir jour. Direction, la brocante de St Bidule-en-Machin.
Au cours du trajet, qu’il fait dans sa voiture ou en transport en commun, il repense à ce topic sur un des nombreux forums du Net, avec des membres se plaignant de ne jamais rien trouver en brocante. Et c’est normal, ils débarquent à 15h. Il rigole tout seul devant ces pauvres gens qui n’ont toujours pas compris qu’il fallait se lever très tôt pour espérer trouver quelque chose. C’est à l’ouverture, jusqu’à 09h30, que les pépites (s'il y en a) se trouvent. Après, c’est terminé et la brocante devient un zoo familial.

Une fois sur place, il fait un premier tour rapide pour évaluer, repérer, et mettre des options mentales. D’expérience, il sait dès ce premier tour si cette brocante vaudra quelque chose. Il apprécie de voir les stands se monter devant lui, quand tout le matos des exposants est encore dans des cartons et autres bacs en plastique. Ça l’excite. C’est comme des préliminaires sexuels.
Au second tour, là, il attaque. Sa méthode est simple. Il demande le prix et si ça ne lui convient pas, il fait une contre-proposition, et si ça ne va toujours pas, il laisse tomber. Pas de temps ni d’argent à perdre. Quand il s’entend avec le brocanteur, il achète de suite. Pas de : « Vous me le mettez de côté svp ? Je vais réfléchir ! » Le chasseur n’est pas une girouette, il sait ce qu’il veut et il le veut tout de suite. Et il est hors de question qu’il se fasse souffler sa marchandise par un autre chasseur.
Son cerveau est un ordinateur où tout est rangé et classé. Il sait tout ce qu’il a chez lui et ne ramène jamais un truc en se demandant s’il l’a ou pas. Et en cas de problème de ram, il sort son portable et le consulte. Tout est noté dessus dans des fichiers soigneusement classés.

Il apprécie énormément les exposants ne sachant pas ce qu’ils vendent. Tombant parfois sur des trésors, il a le culot de ne pas se contenter de cette aubaine et s’évertue à faire encore baisser les prix. Il veut à chaque fois le maximum. Le top de l’orgasme pour lui est de voir la petite grand-mère lui faire carrément un prix pour tout le lot, ravie de se débarrasser de toute cette quincaillerie sans valeur à ses yeux. Là, notre chasseur prend vraiment son pied.
Quand il tombe sur un filon, il ne s’arrête pas aux veines apparentes mais creuse encore plus profond en demandant à l’exposant s’il n’a pas, par hasard, d’autres cartons qu’il n’aurait pas déballé. Inspirant confiance, car poli et propre sur lui, il n’est pas rare qu’on le laisse directement fouiller dans la camionnette.

Lorsque le jour est bien levé et que les badauds commencent à affluer, il sait que c’est terminé. S’il est un chasseur digne de ce nom, et que la brocante était riche, ses sacs sont pleins, son porte-monnaie est vide et il peut enfin afficher sur sa figure un sourire. La pression retombe. S’il lui reste quelques pièces, il s’accorde un café dans un vrai bistrot, histoire de souffler et d’apprécier un moment de calme, avant de rentrer tranquillement chez lui pour déballer sa camelote. Il est de retour avant midi. Certains se lèvent tout juste. Ce qu’il a vécu comme émotion et adrénaline en l’espace de quelques heures, d'autres ne le vivent pas en une semaine, voire un mois.

Il faut tout de même faire la distinction entre deux sortes de chasseur. L’un chine pour lui, mais également pour un tout petit groupe très restreint d’amis de confiance qui sont comme lui mais dispersés aux quatre coins de la France. Le temps où il faisait spontanément plaisir aux autres et que ces gens-là, soit ne le remboursaient pas ou carrément lui disaient que, ce qu’il avait trouvé, c’était de la merde ou qu’ils ne lui avaient rien demandé, est bien loin. Comme en brocante, il a fait un gros tri dans son carnet d’adresses pour ne garder que les gens dignes d'intéret. Son réseau est comme lui, tout le monde connait les goûts des uns et des autres et chacun y pense suivant les trouvailles. Il n’est pas rare qu’ils se téléphonent ou se textotent en pleine brocante pour avoir un avis sur ce qu’ils ont sous les yeux. Quand ils se voient, salon ou passage dans la région, ils se revendent les choses, le plus souvent sans même faire de bénéfices. A charge de revanche.
Ces chasseurs là sont rares car ce milieu est assez peu altruiste et plus porté sur l’égocentrisme qu’autre chose. La preuve avec l’autre chasseur, qui est son double maléfique et beaucoup plus commun. Il chine uniquement pour sa gueule et avec un objectif narcissique derrière : exhiber ses trouvailles. Il faut savoir que tous les weekends, des pages entières de photos de ce genre sont postées en guise de tableau de chasse sur Facebook et autres forums de collectionneurs, et la compétition fait rage. C’est à celui qui trouvera le plus d’objets, qui dégotera les boîtes les plus impeccables, qui aura raflé le plus de choses de qualité à vil prix. Bien évidemment, ces concours de longueur de bite qui ne portent pas leur nom sont toujours vendus sous le coup du « partage ». Partager quoi puisque tous ces objets ne serviront jamais ensuite à des reviews explicites ? Les livres ne seront jamais scannés, les jouets flashés et disséqués. Il n’y a aucun partage ici, on est juste là pour se branler et écraser l’autre en face.
Comme un véritable chasseur étalant son gibier abattu pendant la journée pour une belle photo-souvenir, celui des brocantes fait la même chose. Il frime, parade et soigne ainsi gratuitement ses énormes problèmes d’ego. Les réponses à la suite, toujours très intelligentes et hautement constructives telles que « TU CARTONE », « TA ASSURER », « KOMEN TU FAI ? », « TRO BIEN LES BOITE NEUF » et autres « LOL », sont devenus vitales pour lui. Enfin on s’intéresse à lui ! Enfin il fait quelque chose de bien ! Enfin de la reconnaissance et des bravos ! Et là aussi, ça devient une drogue pour lui, le poussant à faire mieux chaque semaine. Il se met en compétition tout seul mais c’est normal, il a tellement de choses à prouver.

1 commentaire:

  1. ce qui est génial et qui te rachète à tous les étages, c que la photo horrible que tu as choisie est en adéquation d'avec ton texte.

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