mercredi 2 mars 2016

PORTRAIT DE BROCANTEUR - L'EXPOSANT NÉOPHYTE

Comme son nom l’indique, l’exposant néophyte est un débutant dans le milieu. Mais en le regardant d’un peu plus près, on constate qu’il débute aussi dans la vie. Optimiste au possible, persuadé que le monde entier est comme lui et ne doutant de rien, c’est une sorte de touriste de l’existence qui débarque de son petit cocon très protégé pour se lancer dans la jungle de la réalité. Les dégâts sont toujours terribles.

Avec la mode des brocantes et autres vide-greniers, et les rumeurs d’argent facile qui circulent dessus, il s’est dit : « Pourquoi pas moi ? » En regardant ses placards ou sa cave, il y a trouvé quantité de cochonneries ne servant à rien du tout. Ce lot de 30 assiettes par exemple. Elles n’ont jamais servi. 30 assiettes alors qu’ils sont 4 à la maison... Même quand il a additionné ses amis et toute sa famille, on était encore loin du compte. Mais pourquoi a-t-il acheté ça ? Et là, un oiseau en bois sculpté, un cadeau empoisonné de sa belle-mère. Et encore là, un sachet en plastique plein de surprises Kinder des années 90 ! Aidés par la télé et des documentaires montrant des tas de cons collectionnant tout et n’importe quoi, il se dit qu’il a là des trésors qui valent de l’or ! Il se voit déjà faire de la place dans sa maison et surtout de l’argent, il en a tellement besoin. Avec tous ses crédits contractés pour tenir un niveau de vie qui n’est pas le sien, il lui faut d'urgence trouver un nouveau débouché afin de payer ses dettes.
Sa décision est prise. Dans la semaine, il loue un emplacement pour la prochaine brocante, la plus proche de chez lui. N’importe laquelle. Première erreur. Grand seigneur, il paye en clamant haut et fort que, pour gagner de l’argent, il faut obligatoirement en dépenser. Deuxième erreur.
La grande braderie est fixée au samedi suivant. Il a hâte.

Vendredi soir, il a mis le radio-réveil à 8h00, en se disant que c’était bien suffisant. Mais se lever tôt un samedi matin, surtout après une semaine de boulot, c’était assez difficile. Il a grignoté pas mal de minutes supplémentaires dans son lit, abusant de la fonction « rappel ». Il se lève finalement en traînant les pieds, baillant sans arrêt et errant sans but dans le salon en pyjama pendant un bon quart d’heure.
Une douche de 30 mn minimum s’ensuit. Habillage, bâillement, dernière vérif’, re-bâillement, il finit par décoller de chez lui, seul. Il avait bien prévu de venir avec ses gosses, des ados, pour filer un coup de main mais ils lui ont clairement fait comprendre que c’était pas humain de se lever aussi tôt un samedi. Ils lui ont confié le bon soin de vendre leur matos à leur place.

Arrivant vers 9h30 dans sa petite voiture pas du tout adaptée au transport de caisses, cartons et autres portants, trouvant une place pour se garer à plus de 500 m de la brocante, il s’aperçoit qu’on ne l’a pas vraiment attendu pour faire des affaires. Tout le monde est déjà là, brocanteurs et clients, et depuis longtemps. Pire, son emplacement est cannibalisé par ses voisins de table qui, ne voyant personne venir lors de leur propre installation, à 6h00, en ont profité pour agrandir la boutique à peu de frais…

Déjà à la bourre, il perd encore du temps à tout déballer, multipliant les allers et retours à sa lointaine bagnole. Alors qu’il a besoin de se concentrer pour ne rien oublier, il est régulièrement dérangé par de potentiels acheteurs qui voudraient bien savoir le prix de ci ou de ça. Des ventes perdues, sans parler de la fauche lorsqu’il a le dos tourné. C’est à ce moment là qu’il commence à se dire que le commerce, c’est peut-être pas si évident que ça et que cette journée risque d’être longue…


Il est quasiment 10h00, tout est enfin installé sur le stand. Il se dit que, même si le début fut laborieux, le plus dur est passé. A lui les liasses de biftons bien épaisses ! A ce propos, lors de sa toute première vente, une famille d’hippo Kinder vendue 10€ et négociée à 2€, il s’est rendu compte qu’il n’avait pas de fond de caisse. Il a juste quelques billets et pièces dans sa poche mais pas plus. Il pensait que les clients feraient l’appoint… Au bout d’un moment, ça devient insupportable. Alors il demande à ses voisins de tenir le stand le temps qu’il aille faire de la monnaie. Il achète un Coca à la buvette, qu’il paye au prix fort, mais il n’a pas le choix. Il casse son plus gros billet et se retrouve enfin avec des munitions.
Après la monnaie, ce sont les sacs qui lui font défaut. Ça non plus, il n’y avait pas pensé. Il a loupé une autre vente tout à l’heure à cause de ça car la nana ne voulait pas s’encombrer les mains avec son grand oiseau en bois sculpté. Pas de sac, pas de vente. Tout cela commence à le soûler. Les gens ne peuvent pas venir, prendre l’objet, lui filer le fric et se tirer ??

11h00, il regarde son stand. Ça part pas des masses. Tout est encore là. Il a vendu deux conneries maxi. Il faut dire aussi qu’il pratique des tarifs monstrueux. Ses assiettes, il veut les revendre au prix qu’il les a achetées, il veut rentrer dans ses frais. Même chose pour les merdes de ses gosses, souvent des jeux vidéo, mangas ou des vieux jouets fanés des années 90/2000.

- Combien la figurine d’Action Man à poil là ? 
- 20€ madame ! Et elle les vaut !

T’as raison mon gars !

Il s’ennuie. Des tas de gens passent devant son stand mais aucun ne le regarde. Il a la sensation qu’on ne le voit pas, qu’il n’existe pas. Il est seul dans la foule. Il n’a pas pensé à mettre une nappe colorée pour attirer l’œil, ou faire une jolie présentation de son matos. Le premier commandement du brocanteur est de capter l’œil. Là, c’est raté. Il a mis ça en vrac sur sa table, presque les uns sur les autres, on ne voit rien, alors les passants passent.

Si on est pendant la mauvaise saison, il prend la flotte ou se gèle car il n’a pas prévu de fringues adéquates pour ce genre d’activité. Il ne savait pas qu'en hiver, il faisait aussi froid dehors... Et c’est là que l’on comprend qu’il bosse toute l’année dans un bureau avec la clim. Cerise sur le gâteau, il a envie de pisser, voire pire. Là non plus, il n’a pas pris ses précautions avant de partir, s’accordant même un grand bol de café au lait et plusieurs tartines pour tenir le coup.
Le froid ou la pluie, c’était relativement supportable, mais pipi/popo, non. Après de nombreuses minutes de torture à gigoter sur son pliant, il redemande aux voisins de s’occuper de son stand pour quelques minutes. Il se précipite devant la seule cabine faisant office de toilettes de toute la brocante et constate qu’il y a une file d’attente monumentale ! Il va falloir s’armer de patience. La station debout l’aide à tenir encore un peu.
20 mn plus tard, il revient enfin, soulagé. L’hygiène de la cabine était effroyable mais quand on n’a pas le choix... Il se fait accueillir froidement par ses voisins de table, qui lui disent, d’une part, qu’il aurait pu se dépêcher car ils ont autre chose à foutre que de tenir son stand et qu’en plus, ils avaient un client intéressé par ses assiettes mais comme aucun prix n’est marqué et qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes, le mec est reparti. Des objets ont aussi disparu du stand. Le cendrier en verre en forme de teckel n’est plus là par exemple. Il commence à soupçonner les voisins.

Ses enfants arrivent. Il est près de midi, ils se sont enfin levés… Ils ont pris le métro pour rejoindre celui qu’ils pensent naïvement être leur géniteur. Croyant voir la relève arriver, il reprend un peu espoir mais est vite déçu, les ados sont juste là pour savoir s’il a vendu leurs mangas de Naruto et autres jeux PS3 et prélever leur dîme. Devant la réponse négative, ils se mettent à le chambrer en le traitant de vendeur nul. Après avoir tourné dans la brocante, et lui avoir taxé un peu de fric car ils ont vu « une affaire » plus loin, ils repartent et le laissent à son triste sort. Faites des gosses.

Midi, il fait faim. Ça, il y a pensé. Tout est dans la glacière. Hélas, elle est dans la voiture, et il a oublié de la prendre avec lui lors du déballage des cartons. En plus, les voisins ont tout rangé et fichu le camp pour l’heure afin d’aller bouffer avec les autres exposants. Il ne peut pas laisser son stand comme ça. Bien souvent, il en est réduit à aller demander à quelqu’un d’aller lui acheter un sandwich au pain à 10€ qu’il paye d’avance avec ses rares bénéfices du matin.

14h00, une animation démarre à 20 mètres de son stand, c’est soit des danseurs de country, soit de la capoeira avec de la zik brésilienne à fond les ballons. Il ne manquait plus que ça. Les gens aux yeux et oreilles fragiles s’en vont rapidement et sont remplacés par d’autres qui, visiblement, n’achèteront rien. Ça dure 45 mn, 45 mn de ramonage de tympans et de mauvais goût ridicule. A la fin de la journée, il aura encore en tête la chanson-phare de l’animation, qui fut jouée quatre fois de suite…

15h00, la famille Chotard se retrouve devant son stand ! Ce sont des amis, enfin ceux de sa femme. Pour lui, ce sont surtout des cons mais il se sent tellement seul qu’il leur accorde le bénéfice du doute pour cette fois-ci, juste pour avoir le plaisir de discuter avec quelqu’un, un peu de chaleur humaine dans ce grand vide.

- Alors monsieur brocanteur, ça marche les ventes ? 
- Ça démarre…

Profitant de l’occasion, il essaye de leur en caser une.

- Eh Kévin, tu as une Xbox il paraît ? Et bien j’ai une affaire en or pour toi, une superbe cartouche pour Nintendo 64 ! Mais oui c’est compatible ! Non ? Vraiment pas ? Même pour 25€ ? Bon tant pis !

Fils de cons !

Sur le coup, il ne réalise pas que toute cette smala hébétée bouche le passage et surtout, le stand en lui-même, empêchant ainsi notre brave exposant de faire des ventes. Il comprendra plus tard qu’une brocante, c’est fait pour se faire du fric, pas des amis.

16h30, ça suffit comme ça ! La brocante s’arrête à 18h00 normalement mais il en a ras les baskets. Il a un mal de tête à couper au couteau et n’a rien vendu ou si peu. S’il a fait 40€ de recette, c’est bien le maxi. Au lieu de lui rapporter de l’argent, la brocante lui en a coûté. L’emplacement, l’essence, le temps, les humiliations etc. Il plie bagage nerveusement sous l’œil hilare de ses voisins pour qui ce genre de noob est une friandise de choix.

- Encore un qui croyait que le commerce en extérieur, c’était facile !

...chuchotent-ils entre eux.
Il range ses tables mais se débarrasse de quasiment toute sa marchandise. Les assiettes, l’oiseau, les mangas de ses gosses, poubelle ! Pas question qu’il se fasse chier à tout ramener. Cela fera la joie d’exposants plus malins qui récupéreront ça une fois qu’il sera loin.
Furieux, amer et dégoûté, il s’en va en se jurant bien que jamais plus il ne remettra les pieds dans une brocante. L’année prochaine, il sera de retour. Il a des crédits à rembourser, on vous l’a dit, et puis c’est ainsi que l’on apprend un métier.

8 commentaires:

  1. bravo j'ai pas l'habitude de lire mais la j'ai bien aimé ça donne envie d'en avoir plus :)

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  2. ça sent le vécu... enfin, le vu! J'aime.

    Perso, fait trois brocantes en vente: ayant déjà l'habitude de faire des salons japanime, le coup d'être plusieurs sur le stand pour pouvoir aller pisser et de prévoir de quoi être abriter et de quoi bouffer, ça on a géré (et puis j'ai une vessie magique capable de se mettre en mode convention pour tenir la journée sans chiottes). Par contre le coup du prix maxi à 2€ pour quoi que ce soit et des négociations acharnées des clients pour obtenir 10cts un truc à 50cts, ça a été déprimant la première fois. Mais bon, une fois qu'on a saisi le truc et qu'on s'arrange pour faire des brocantes à 5 ou 10€ le stand, pas loin de chez soi... ça va.

    Tu as déjà fait des brocantes en vendeur?

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  3. L'audimat de ce portrait est étonnant. o_O

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    1. Ben faut dire que c sans doute la meilleure photo du blog.

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  4. Quelle vision... j'arrête au 2/3, épuisé par tant de négativité, arrêtez les brocantes et l'écriture.

    "... persuadé que le monde entier est comme lui et ne doutant de rien ..."

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