mercredi 9 mars 2016

PORTRAIT DE BROCANTEUR - L'EXPOSANT AGUERRI

Plutôt qu’exposant « professionnel », nous préférons l’appellation « aguerri » car le mot « professionnel » sous-entendrait qu’il a une entreprise, est déclaré quelque part et paye quelque chose. Or, il n’en est rien. Il a bien songé plusieurs fois se lancer avec une boîte bien à lui, mais le spectre des taxes et autres impôts lui fait bien trop peur. Et avec le statut d’auto-entrepreneur détricoté d’année en année sous la pression du lobby des artisans, il se dit qu’il vaut encore mieux prendre des risques plutôt que d’être honnête et se faire dépouiller.
Sa préoccupation majeure est donc de savoir de quelle largeur est le trait séparant la légalité de ce qui ne l’est plus, et sa devise est que l’argent est à sens unique : il doit uniquement entrer dans sa poche pour ne plus jamais en sortir. Payer est un gros mot pour lui et n’est utilisé que pour ses clients.
Ayant un pied dans chaque camp, il pourra toujours dire en cas de contrôle, les yeux pleins de larmes et la main sur le cœur, qu’il n’est qu’un tout petit amateur de rien du tout ne sachant pas qu’on n’avait le droit qu’à trois brocantes par an. La mauvaise foi est la base de son métier et est tout aussi valable pour les clients que pour le fisc.

Cette mauvaise foi se lit sur sa gueule. Alors que l’exposant néophyte affichait une tronche fade et naïve, l’aguerri a un air roublard. C’est presque sa carte de visite. On le reconnaît aussi à sa panoplie de brocanteur qu’il porte toute l’année. Pantalon en velours, gilet multi-poches pour le pognon, casquette millénaire, le tout figé par la crasse. Si on mettait tout ça à bouillir, on obtiendrait un pot au feu.
Devant toujours rester en-dessous des radars pour des raisons de survie, il vit à la campagne, retiré dans une grande baraque au fin fond d’un trou paumé. Il est à la lisière de la banlieue de Paris la plus lointaine et de la province la plus proche. Il lui faut de la place et de la discrétion pour mener ses petites affaires.

L’exposant aguerri n’est pas un pro sur le papier mais est tout de même un expert grâce à des dizaines d’années d’expérience. Il part en brocante comme on part en mission. Tout est planifié et rien n’est laissé au hasard.
Pas de bagnole familiale à la con pour lui, il se ramène avec une camionnette ou un utilitaire. Il est toujours l’un des premiers arrivés sur place. Dans la mauvaise saison, le jour se lève à peine que son stand est déjà prêt et est digne des meilleures vitrines des Galeries Lafayette pour attirer l’attention. Le moindre centimètre de sa table est exploité au maximum et tout est prévu. Il a des parasols avec système de gouttière, des guirlandes électriques sur batterie, des vitrines en plexi toute rayées. Il a même des présentoirs en bois qui se déplient, souvent fabriqués par ses soins, qui gagnent de la place en hauteur pour exposer ses plus belles merdes. Si vous passez devant son stand, vous êtes obligé de le voir et de jeter un œil, même sans le vouloir. C’est sa force.


Sa marchandise est une succession de déchets sans valeur aussi sales que lui. Le neuf est son ennemi. On ne peut pas broder sur un truc neuf, ça sort de l’usine, c’est clean, ça n’a pas de vécu. Par contre, une vieille montre sans aiguilles, une médaille militaire trouée ou une pièce de monnaie d’un pays qui n’existe plus, alors là, son talent de conteur se révèle et il va vous raconter toute une histoire dessus totalement invérifiable, mais avec un ton et une voix ne pouvant être mis en doute. Il vous impose la véracité de ses mensonges.
- Regarde la patine dessus. Non mais regarde quand même ! Là ! Voilà ! Ça tu vois, c’est la preuve que c’est du vrai ! Les faux se piquent, mais là non, ça rouille uniquement ! Si tu savais comme elle est rare, et je te jure que je ne te dis pas ça pour que tu la prennes. Des japonais de Chine paieraient des fortunes pour quelque chose comme ça tu sais ! J’en ai encore vu un le mois dernier, un homme d'affaire, dans le riz, sa femme était avec lui, elle s'appelait Suzi Wan je crois, bon, et ben il m’a fait un pont d’or pour l’avoir, j’ai refusé. Je n’ai jamais voulu la vendre mais bon là, avec la Gauche et leurs taxes, j’ai plus le choix tu vois ! Bon, tu la prends ? Tu payes en liquide uniquement hein, pas de chèque ! On est entre amis !
Lorsque vous vous laissez convaincre, il aura toujours un sac pour vous et vous vous demandez toujours où il l'a dégoté. En 2016, vous pouvez vous retrouver avec un sac Mammouth ou Suma datant des années 70. Parfois, on se fait la réflexion que le sac vaudrait sans doute plus cher que ce qu’il contient.

Il n’y a jamais de descriptions sur ses objets, il faut toujours lui demander des renseignements, ce qui vous met en position de quémandeur et lui donne dès le début l’avantage. Quant au prix, tout est à la gueule du client et il vaut mieux qu’elle soit pâle cette gueule. Lorsqu’il déballait son stand, on a très vite compris ce qu'il votait lorsque les classiques arabes sont venus lui demander si ses nappes ou valises contenant son matos étaient à vendre. Pas de ça chez lui, c’est un coup à vous ruiner une réputation. Il préfère nettement quand c’est une cliente. Il suffit qu’une jolie poulette ou une MILF passe devant son stand, et Roméo prend le relais. De suite, on entend sa chaude voix l’interpeller par un :
- Alors la p’tite dame, qu’est-ce qui l’intéresse ?
Nulle part ailleurs, vous n’entendrez plus cet accent faubourien et cette gouaille de camelot des années 50 que sur une brocante. Il drague, enfle, tutoie, parle fort, blague, le tout avec la finesse d’un jarret de porc. En cas de rouquine à l’impressionnant décolleté, il peut même lui proposer, en plus d’une forte ristourne sur ses achats, de les lui porter jusqu’à sa voiture. Un gentleman !

Le fait d’avoir sa bonne femme avec lui, souvent une grosse rougeaude qui tricote sur un transat déglingué, ne l’arrête même pas dans ses frasques. Il n’est pas rare de l’entendre brailler pour attirer l’attention que…
- Chez moi, tout est à vendre, sauf ma femme, ET ENCORE !
Tout est à vendre sauf à midi. Là, y’a plus personne. Pas la peine de lui demander le prix du petit machin en haut à gauche, il vous enverra bouler. La bouffe, c’est sacré. A heure fixe, il sort sa table de camping, ses pliants et attaque sa barquette de salade de museau qu’il fait descendre à l’aide d’un litron de rouge dégueu qu’il boit directement au goulot. Quand il aura terminé, il s’essuiera la bouche d’un revers de manche, rotera un bon coup puis s’en ira pisser derrière sa bagnole sans aucune gêne.

La journée passe, avec son content de clients. Depuis le temps, il les connaît tous par coeur et sait quelle attitude employer rien qu'en les regardant. Le pigeon, la petite famille, le complexé, le provincial, le cinglé etc. Il a une préférence pour le client qui n’est là que pour dévaloriser ses produits. Il se présente très rapidement comme étant un pro de la chose, il collectionne ses objets, il en a quelques dizaines de milliard chez lui, tous plus rares les uns que les autres et, dans sa grande générosité, par  ses bons conseils, il va aider notre brocanteur à améliorer son stand.
Déjà, il commencera par lui dire que tout ce qu’il a là, c’est de la merde. Ça ne vaut rien et donc, les prix proposés sont bien trop élevés. De plus, c’est mal présenté. Il faudrait faire comme ci, mettre ça comme ça etc. C’est un inspecteur des travaux finis. Dès le début, l’exposant aguerri sait qu’il a en face de lui un mytho doublé d’un fauché qui veut sa marchandise à vil prix. Il s'en amusera pendant un bon quart d'heure, lui soufflant le chaud et le froid, avant de le dégager en l'insultant poliment. C'est son plaisir.

En fin de brocante, il s’accorde toujours une petite promenade pour aller voir les concurrents, qui sont aussi ses amis. Pendant ce court moment de repos, il discute de la journée avec Bébert ou Roro, d’autres brocanteurs aguerris comme lui. En bons « presque » petits commerçants, les affaires ne vont jamais, évidemment. Tout le monde est à -20% par rapport à l’an dernier et se demandent bien comment ils vont faire.
Les opinions politiques fusent également. Les « socialopes » au gouvernement tuent ce pays, les fonctionnaires sont des bons à rien, les assistés lui prennent ses sous etc. Eux qui font tout pour ne jamais rien payer, c’est toujours drôle de les entendre dire ça.
Avant de partir, on magouille discrètement avec les copains, on s’échange du matos avec une simple poignée de mains en guise de contrat. C’est le code d’honneur des brocanteurs. On arnaque uniquement les clients, pas ses amis.

Alors, les brocanteurs, tous des bandits et des fumiers ? Non. Même aguerris, il n’est pas rare de rencontrer des gens sympathiques, comme le bon samaritain qui va fouiller tous ses cartons pour vous retrouver la petite pièce qui manque sur ce que vous venez de lui acheter (missile d’un jouet, capuchon de parfum, pion d’un jeu etc.) en vous jurant qu’il l’a et la retrouvera. Et il la retrouve !
Le couple de personnes âgées qui est gêné de vous faire le lot de 30 figurines des Maîtres De L’Univers quasi neuves, avec le château des ombres complet, à 20€ parce que pour eux, c’est du jouet, donc, ça ne vaut rien, et 20€, c’est une somme, surtout quand on la convertit en anciens francs…
Réhabilitons également les manouches qui ont souvent de l'excellente came très bon marché. Posée à même le trottoir, on constate qu’ils sont toujours pressés de la vendre, n’hésitant pas à faire des prix de gros pour que ça parte plus vite, et c’est normal puisque tout provient de cambriolages. La preuve en est donnée lorsque des flics déboulent dans la brocante. Le temps de vous retourner, Manolo est déjà parti.

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